Empreinte effacée

photo Gaèel Olivet

Broderie à la main sur drap, 2012-2013


A lire sur ce drap

des mots épars pris dans les traces de l’empreinte

Expérience: du latin experiri, la traversée des périls

identité dialectique de l’objectivité et de la subjectivité

assemblage planifié et fortuit

Existence: trajectoire et rupture

identité point d’intersection

 

un récit au fil orange

Je me suis rappelé ce vieux fou qui déambulait dans les rues. Il fonçait droit devant lui, gesticulait, criait: » Tousse dans le trou, tousse dans le trou ». On riait, mais derrière son dos, un peu bizarre tout de même.

Plus tard seulement, j’ai compris son cri : « Tous dans le trou, tous dans le trou  » Qu’avait-il vu ? En quelle guerre ? Il était vieux. Nous étions petits. Les années 60 ?

A cette époque, Sacha Distel chantait: « Des pommes, des poires et des scoubidous bidous Ha, scoudibous bidous ». Nous n’avions qu’à bien faire nos devoirs pour ne pas devenir ouvriers comme notre papa et pour nous la vie serait facile. Il suffisait de ne pas poser de questions sur un certain nombre de sujets, mais on pouvait parler d’autres choses.

Par exemple, sujet de composition française: « Comment imaginez-vous l’an 2000 ? » Je n’étais pas la seule à croire que les voitures voleraient et que les machines feraient tout le travail. Grâce à elles, on aurait le temps d’aller en vacances sur la Lune. On vivrait en paix parce qu’il n ‘y aurait plus de communistes ou parce qu’ils seraient partout. La discussion n’était pas tranchée. Sûr, la vie était plus facile qu’avant, elle le serait encore plus après.

La preuve, un jour, Julien Clerc a chanté « laissez entrer le soleil » tout nu sur la scène d’un music hall et un homme a marché sur la Lune. On a vu que « la terre était bleue comme une orange ». Le poète avait raison, un communiste.

Mais on a vu aussi qu’elle était toute petite, la terre. Alors on est devenus très proches de nos voisins. Dans notre immeuble aussi, on entendait tout quand les voisins étaient fâchés. Mais grâce à Dieu, à Marx, grâce au Général de Gaulle aussi – il y avait beaucoup de grands hommes à cette époque, on ne peut les citer tous –  notre génération disposait de nombreux moyens pour venir en aide aux voisins. Certaines envoyaient des chars, d’autres des cocktails Molotov. Il était possible de crier très fort dans la rue ou de fumer en discutant et en écoutant de la bonne musique. Beaucoup de gens ne savaient pas vraiment ce qui était préférable et se contentaient d’aller faire leur courses en voiture. On venait d’inventer le supermarché. C’était bien pratique.

Et puis un jour, Allende a été assassiné et Claude François est mort dans sa baignoire. On a compris que l’électricité pouvait faire très mal et on a commencé à douter du progrès.

Le doute restait supportable malgré tout parce que la pilule contraceptive avait été mise en vente libre. Si bien que durant quelques années, notre génération a été très occupée: faire l’amour, refaire le monde, l’amour, le monde. Tout cela aurait pu durer longtemps, sauf que, sans prévenir, le Mur de Berlin est tombé, la pilule ne protégeait pas des virus. Tout à coup, nous avons eu 30 ans.

Lorsque le mur est tombé, beaucoup ont dit : « Maintenant, on y verra plus clair. La terre est redevenue comme avant, plate, avec juste un Haut au Nord, un Bas au Sud, une Droite à l’Est, une Gauche à l’Ouest. Erreur.

A l’Est, les gens, ne sachant plus que faire sans les communistes, ont décidé de se bagarrer méchamment. Puis, quand ils en ont eu assez, ils sont devenus plombiers. Pour réparer leurs centrales ? Non. Pour venir travailler ici pour presque rien. Beaucoup ont recommencé à avoir peur de l’Est. D’autant qu’il n’y avait plus de murs nulle part et donc des courants d’air partout. Alors certains ont remonté des murs, au Sud cette fois, pour essayer. Tant et si bien que les problèmes de voisinages sont devenus très compliqués, encore plus qu’avant, jusqu’au jour où une bande a fait sauter tout l’immeuble d’un coup.

Cette poussière, ces gens qui tombaient des fenêtres, c’est ça qui m’a fait repenser au vieux qui criait « Tous dans le trou ».

La peur a monté, monté, même ici alors qu’il n’y avait pas de quoi. Les bâtiment sont très solides par chez nous. C’est le nuage qui faisait souci. Cette poussière qui retombait sur tout le monde. Sans parler des particules toxiques qui s’infiltraient partout. Très mauvais pour les ordinateurs qui ne sont affolés, calculant de plus en plus vite. Plus personne n’arrivait à suivre sauf quelques petits malins qui s’en sont mis plein les poches. Il y avait moins de grands hommes et beaucoup plus d’ordinateurs et de petits malins depuis quelques temps. Mais c’est peut-être une impression.

Toujours est-il qu’un jour j’ai vieilli. Il faisait beau et l’air était doux.

 

quelques notes

Après le spectacle « Raoul » de James Thierrée

notre vie d’humains, doubles, fragiles, repliés, enfermés dans les souvenirs, dans les rêves, mais aussi, menacés, les rêves sont détruits, menacés par nous-mêmes, violents, tracassiers, incapables de se rencontrer, hantés, combattant les ombres, sans égards pour les mains protectrices lorsqu’elles se présentent. Nos châteaux en Espagne sont des cabanes de chantier. Toute notre vie tient dans la poubelle. Nous serons expulsés de nos cabanes par nous-mêmes et par la machine qui nous formate et nous transforme en objet de manège, en catapulte de stand de fête foraine. Délogés de nous-mêmes.

Nous. Un nous de misère, de petits. Le petit se défend, mord, agresse, se perd, chante, joue du violon, est un animal. Nous allons mourir si nous nous laissons transformer en objets machines.