L'album de famille

L’album de famille, c’est le livre des défunts.

Placés devant le mur du temps, à regarder passer le temps qui reste.

Toutes les histoires ne sont-elles que l’histoire d’une fin ?
Ecrit-on pour différer ou pour faire venir la fin ? N’y a-t-il que le deuil ? Je ne suis pourtant pas si triste.
Ecrire dans les bistrots, derrière une fenêtre. La réalité est au-delà de la vitre. Les yeux se posent dans le vague. Le regard ne cherche pas à accommoder. Tout est flou. Vaguement écouter la conversation du couple assis une table plus loin. Le doux babil de la vie en société.
Qu’y a-t-il à l’intérieur de cet homme qui murmure, du serveur qui range les verres, du cycliste qui passe et de moi qui écrit ? Y a-t- il quelque chose ? Faut-il trouver ou faut-t-il poursuivre l’invention du patchwork ? A chaque jour, une pièce. Ou bien comme Pénélope, faut-il défaire la nuit ce qu’on aura fait le jour ? Quelle forme cela aura-t-il à la fin ?

Pourquoi ces photos ont-elles été prises ?

 

Il paraît que le chien nous entend arriver de loin, bien avant que la voiture ne prenne le virage dans la ruelle pour s’arrêter devant la maison. Il paraît que, soudain, il saute de la chaise où il dort habituellement et qu’il commence à japper, à se tortiller devant la porte.
Quand nous descendons de la voiture, quand les portières claquent, alors il actionne la sirène: des aboiements aigus, horripilants. Il saute comme une chevrette qui découvre l’alpage. Dans son enthousiasme, il pourrait franchir le portillon sans difficulté, mais il attend dressé, sur les pattes arrières, que nous soyons entassés dans la petite cour pour gratouiller nos jambes.

Alors du fond de la cuisine, la voix paternelle toute éraillée s’efforce de rétablir l’ordre. “Diana !” Le chien s’appelle Diana, en hommage à Lady Di, sans soute. “Diana! Pas les jambes, pas les pantalons!” Le chien n’écoute rien évidemment. Le ton monte. Jeanne s’inquiète. Henri fait semblant d’apprécier les marques d’affection canines. Il n’aime pas les chiens, mais supporte celui-ci, bien obligé. Il prend, lui, la voix qu’il utilise pour parler aux chats, aux chiens, aux bébés et aux épouses quand elles sont tristes. “Allez, allez, couché le chien!”

Contournant ce remue-ménage, je parviens enfin sur le pas de la porte. La cuisine embaume. Le lapin glougloute dans la cocotte. Tout est prêt. Le papa se lève de la chaise d’où il surveillait les opérations. Il extirpe de derrière la table son gros bedon d’ouvrier qui a gardé l’habitude de manger trop. “Alors, c’est à cette heure–ci que vous arrivez ?” J’ignore ce semblant de reproche pour faire sur les joues piquantes les becs réglementaires et je donne les explications rituelles: nous sommes en retard en raison du trafic ou bien à cause de la pluie, selon la météo du jour. “Bon, bon, à table, ça va brûler sinon.”
Le chien se calme en gloutonnant quelques croquettes, il remonte sur sa chaise d’où il nous regarde aux aguets, l’œil vif mais néanmoins mouillé.

Ainsi commence un dimanche en visite chez le papa depuis que la maman n’est plus.